À 54 ans, le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly revient sur le devant de la scène avec un album et une tournée. Dans « Braquage du pouvoir », en bambara, en français et en anglais, il blâme ces présidents à vie qui empêchent la politique africaine et ces chefs religieux tout-puissants qui endorment les populations.
Il y a tout juste vingt ans, Tiken Jah Fakoly fuyait sa Côte d’Ivoire natale pour s’exiler au Mali. Son nom figurait sur la liste des cibles des escadrons de la mort qui sévissaient alors dans le pays en proie à la guerre civile. Chroniqueur dans ses chansons des dérives politiques – celle du régime de Laurent Gbagbo et de ses prédécesseurs –, le chanteur de reggae dérangeait.
Il dénonçait notamment le concept d’ivoirité, un terme en vigueur inventé par les politiques pour distinguer les « vrais » Ivoiriens des « faux », issus de l’immigration, un stratagème voué à éradiquer les opposants. En 2004, il intimait « Quitte le pouvoir ! » dans l’album Coup de gueule (Barclay), un de ses plus grands succès. En 2022, le va-t-en-guerre, avec sa large carrure de guerrier mandingue, renfile son treillis aux couleurs rastas et récidive avec un nouvel album, Braquage de pouvoir. La répétition a ses vertus et Tiken Jah Fakoly veut y croire : « Tant que ça ne change pas, je ne lâche pas », s’entête-t-il.
Avec cet onzième album, le rastaman ivoirien a tourné une nouvelle page de sa carrière en quittant la major Barclay (Universal) pour un label indépendant, Chapter Two. Si sa reconnaissance à son ancienne maison de disques est sans faille – c’est elle qui l’a propulsé sur la scène internationale –, il se réjouit d’avoir retrouvé une certaine liberté et d’avoir eu voix au chapitre pour cet album.
Conçu entre Bamako, où vit l’artiste, Abidjan et Paris, sous la direction artistique du Français Brian Colin et de Scotty, un jeune ingénieur du son ivoirien installé au Mali, Braquage de pouvoir renoue avec son reggae roots d’antan : mâtiné de groove jamaïcain, cuivré et paré d’instruments ouest-africains.
Il nous vaut le premier ska chanté par Tiken Jah Fakoly, Farana (« Laissez-moi tranquille » en bambara), au tempo trépidant, une perle qui pourrait bien devenir un tube. Surtout, cet opus ranime la flamme du rebelle dans ce qu’il fait de mieux : cibler avec son franc-parler les responsables d’une Afrique corrompue, prise en otage, et s’adresser à la jeunesse africaine.
« Oui, je gêne toujours sourit Tiken Jah Fakoly. Le reggae a toujours gêné, c’est pour ça que Bob Marley a pris une balle. C’est une musique de contre-pouvoir. Les politiciens manipulent, nous, on détecte la manipulation et on l’explique. » Quand il sort le single Gouvernement 20 ans en janvier 2022, qui figure sur ce nouvel album, le chanteur s’inspire de l’actualité : l’opposante béninoise Reckya Madougou a été arrêtée et condamnée à vingt ans de prison en 2021.
En République du Congo, Vital Kamerhe a écopé de la même peine en 2020 – il a depuis été acquitté. Ailleurs sur le continent africain, ce scénario est courant. « La justice impose vingt ans pour des délits d’opinion, c’est grave ! s’insurge-t-il. Il fallait chanter ça, peut-être que les juges allaient réviser leur affaire. Quand on a joué ce titre en concert en Côte d’Ivoire, des spectateurs présents pro-gouvernement étaient bien embêtés, ils sont allés se cacher ! »

Car si certains prennent vingt ans, c’est bien parce que d’autres s’accrochent au pouvoir vingt ans durant et plus. Avec ses mots simples mais efficaces et ses néologismes qui font mouche, Tiken Jah Faloly invoque ainsi cette « famillecratie » qui monopolise le pouvoir dans bien des pays, miroir de la « mangercratie » qu’il revendiquait en 1996 :
« La démocratie a été durement acquise dans les années 1990, des gens se sont battus, ont été emprisonnés, certains ont même laissé leurs vies, rappelle le reggaeman. Mais aujourd’hui, avec ces familles qui sont au pouvoir depuis plus de trente ans, au Gabon, au Togo, au Cameroun et ailleurs, on assiste en quelque sorte au retour du parti unique. C’est un braquage, il faut faire en sorte que ceux qui sont morts pour la démocratie ne le soient pas pour rien. »
Alors, il tance et chante dans un des titres de cet album : « Le peuple a le pouvoir / C’est le temps de notre mandat / Ils continuent de faire leur marché / Maintenant il faut les arrêter / Levons-nous ensemble / Réclamons nos droits. » Un appel à l’insurrection et à descendre dans la rue ? « Bien sûr affirme Tiken Jah Fakoly, rien ne va tomber du ciel. C’est bien beau de parlementer dans son salon mais il faut aller dire ça sur la place publique. Si on veut voir nos vies bouger, il faut agir. Les gens disent : “Moi, je ne fais pas de politique” mais leur avenir est dans leurs mains ! »
Cet attentisme, selon l’artiste, va de pair avec le fléau que représentent certains religieux, ceux qui invitent aux extrémismes pour gagner le paradis (Religion), ceux qui incitent à compter sur Dieu pour que changent les choses (Ça va aller). Un autre braquage, un braquage de cerveaux.
« Plus il y a de pauvreté et plus les gens se raccrochent à la religion, convient Tiken Jah Fakoly. Aller se faire exploser, tuer des enfants, des femmes, des innocents, ce n’est pourtant pas ça, la religion. Et puis les marabouts et les chefs religieux nous disent d’attendre le paradis mais eux ont déjà le paradis sur terre ! Le marabout a de l’eau potable, accès aux soins, son parking est plein de bagnoles et il ne dort pas sans la climatisation. Il a la belle vie ! »

En treize titres où apparaissent notamment Grand Corps Malade et Winston McAnuff dans deux featurings réjouissants, le griot rasta entend bien réveiller ceux qui se laissent endormir. Et s’il commémore dans Colonisé ceux qui ont combattu l’esclavage et la colonisation – Samory Touré, Patrice Lumumba, Soumangourou Kanté, Sylvanus Olympio, etc –, c’est aussi pour interpeler les autorités qui ne font rien pour leur rendre hommage.
« Notre passé ? C’est silence radio, se désole-t-il. Quand je viens en France, je vois des monuments aux morts, il y a des jours de commémoration. Je trouve extraordinaire que les Français n’aient pas oublié le général De Gaulle, les Américains, Martin Luther King. Nous, rien. Le jour de la naissance du prophète Mahomet est férié, mais pas celui de l’abolition de l’esclavage comme il peut être célébré aux Antilles ou à la Réunion. Nous, on oublie tout. » Tiken Jah Fakoly, lui, a une mémoire d’éléphant et avec Braquage de pouvoir, il se charge de rafraîchir celles qui sont défaillantes.
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